Elle appliquait son fard à paupière rouge sur ses yeux couleur océan. Le taxi n’allait pas tarder à arriver et elle le savait, ce pourquoi elle se hâta de rincer sa brosse à dent et d’enfiler une paire de talon.
Elle ouvrit la porte d’entrée de manière monotone, comme une personne qui quitte un magasin sans avoir l’intention d’y revenir un jour, et sortit.
Les nuages s’étaient fendus dans le ciel gris pour y laisser s’échapper des gouttelettes s’abattant sur le pavé comme des flêches. Munie d’un parapluie à pois et d’une veste en cuir noire, elle s’observait dans le rétroviseur d’une super 5 garée sur le bas côté de la route. Sa coupe à la garçonne et son nez droit et fin comme un trombone lui donnait l’air de quelqu’un de rigoureux et peu commode. Le genre de personne à qui il ne fallait pas demander un service sous peine de se faire remballer.
Et pourtant en cette fin d’après midi pluvieuse, c’est à un rendez-vous amoureux avec un mystérieux inconnu qu’elle se rendait.
Elle en avait assez de partager son lit avec un paquet de tabac à moitié vide et de l’odeur de sa propre transpiration. Après de nombreuses années de célibat, elle voulait enfin s’autoriser à revivre. Voulait s’autoriser à rêver de voyages romantiques et de promenades nocturnes sur les quais, voulait que ses pieds flottent au dessus des allées en tenant la main d’une quelconque montagne. Cette envie de vibrer, de ressentir la moindre sensation comme les vibrations d’un séisme, la titillait tel un petit caillou coincé dans sa chaussure. Après avoir attendu quelques mois la chance qui, déguisée en jeune homme frapperait à sa porte, elle se décida à la provoquer en faisant appel à son amie Lucie.
Le taxi arriva à l’heure prévue et s’arrêta un bref instant le temps d’identifier sa cliente. Elle était toujours au même endroit, à s’analyser dans le rétroviseur de la vieille carcasse, énumérant chacun de ses boutons,et de ses cheveux blancs.
Le chauffeur lui fit un signe bref de la main sans que ne s’échappe un mot de sa maigre bouche. Il portait un chapeau melon et une moustache en brosse. Elle s’avança comme dirigée par un fil invisible, referma son parapluie et s’engouffra dans le véhicule.
– Bonsoir, vous n’avez pas trop attendu ?
– J’ai l’habitude, dit-elle tout en regardant les trottoirs se gorger d’eau au démarrage de la voiture.
– C’est la première fois que vous allez là-bas ? Je veux dire vous connaissez Monsieur ?
– Pas vraiment ! Mais il faut une première à tout, non ?
– Je le crois oui. Il patienta un instant et ajouta : Vous n’avez pas peur ?
– Peur ? Elle ne sembla ni surprise ni feindre quelque sentiment.
– De tout ce qu’on raconte ?
– De tout ce qu’on raconte ?
– Vous savez…toutes ces femmes qui viennent dans le coin et qui…
La pluie tombait de plus en plus fort et la buée couvrait les vitres
– Je n’ai jamais rien entendu de tel, c’est sûrement des rumeurs venant d’amantes éconduites.
– Oui, vous avez sans doute raison.
Elle se regarda à nouveau, cette fois-ci dans le rétroviseur central.
– Dites, comment vous me trouvez ?
– Vous êtes très belle Madame, répondit le chauffeur poliment.
– Et les femmes que vous ramenez d’habitude, elles sont plus belles que moi ? Sa question n’eût l’air d’attendre aucune réponse.
– Et bien Madame, toutes les femmes, à leur façon ont leur propre beauté, vous n’êtes pas la plus à plaindre.
– Ce n’est pas vraiment la réponse que j’attendais mais je m’en contenterai.
De la poche de sa veste en cuir noir, elle sortit un tube de rouge à lèvres rouge sang et se l’appliqua lentement. Les paysages s’enchaînaient tel un kaléidoscope : des immeubles en briques, des trottoirs que la pluie avait transformé en miroirs, des forêts sombres dont les branches semblaient cacher les plus noirs secrets. Arrivés dans une clairière, la nuit commença à tomber et la pluie s’arrêta peu à peu.
– On est plus qu’à quelques kilomètres, si tout se passe bien, dans 10 minutes environ vous devriez être au sec.
– 10 minutes déjà ? Mais je…
– Vous ?
– Non rien, ne faites pas attention, il m’arrive quelquefois de me perdre dans mes pensées.
– Vous voulez qu’on s’arrête un peu ?
– Avec plaisir, laissa t-elle échapper en esquissant un sourire.
L’homme au chapeau melon arrêta le moteur au beau milieu de la clairière et fixa le rétroviseur central. Son haut était déboutonné et elle avait laissé échapper un bout de sein bien visible. Ses lèvres inspiraient le désir plus que tout autre sentiment.
Le chauffeur ouvrit la portière et lui fit un signe bref de la main. Elle descendit à son tour et leurs corps ne firent alors qu’un sous le clair de lune.
Ils se rhabillèrent de mensonges et de fausse pudeur, elle passa une main dans ses cheveux pour remettre en ordre sa coupe et il remit son chapeau-melon tel un homme ayant accompli une grande mission.
Elle se regarda dans la vitre arrière du véhicule ;
– J’espère qu’il ne remarquera rien.
– Que voulez-vous qu’il remarque ? Répondit le chauffeur étonné.
– Ne jouez pas l’idiot, je suis en retard en plus de ça.
– Allons vous n’aurez qu’à dire que nous nous sommes perdus en chemin ! Fit le jeune homme d’un air rassurant.
Elle ressortit le rouge à lèvre de sa veste et l’appliqua machinalement puis observa l’homme quelques secondes :
– C’est la première fois que vous venez ici ?
Il fronça les sourcils en déviant la question :
– Et vous la première fois que vous couchez avec un chauffeur de taxi au beau milieu de nulle part ?
– Oui. En revanche quelque chose me dit que cet endroit ne représente pas nulle-part pour vous
L’homme fit glisser une cigarette entre ses lèvres et secoua la tête d’un geste bref :
– Et qu’est-ce qui vous fait dire ça Madame Dober ? De la fumée s’échappait de sa bouche comme d’une usine de tri.
– Tout d’abord, il est peu commun qu’un chauffeur de taxi prenne le risque que son client soit en retard et de ce fait moins ou non payé, ensuite, la destination étant à quelques kilomètres, et cette route à sens unique, vous auriez pu être aperçu par des automobilistes lorsque nous baisions. A moins que…
– Perspicace Anne… répondit-il en souriant. Il enfonça les mains dans la poche arrière de sa veste et en sortit des clés de voiture. « On est plus très loin. Laissez-moi finir ma cigarette et on y va.
Elle ne savait ce qui l’attendait, mais elle savait ce qui l’attendrait si elle refusait de remonter dans le taxi. De tous les scénarios possibles, suivre l’inconnu était de loin le plus palpitant pour elle. Elle se rattacha à l’odeur de son corps contre le sien, la sensation de mystère et d’excitation qui s’en dégageait et s’engouffra dans le véhicule.
Ils roulèrent jusqu’à ce que les ombres diffuses par les arbres ne représentent que d’affreuses créatures et arrivèrent devant un grand portail en fer. Le portail semblait mesurer 3 mètres de haut, et 6 de long. Tel un lapin qui s’enfonce dans un chapeau, le portail s’ouvrit et le taxi se fondit dans la pénombre.
– C’est donc ici, le lieu d’où elles ne reviennent pas. Fit Anne désinvolte à mesure que les pneus se frottaient à de petits graviers en roulant.
– La question est de savoir s’ils savent qu’elles sont un jour parties. Répondit le chauffeur en étirant un rire sardonique.
Le moteur s’arrêta. Il descendit et ouvrit la portière arrière. Il agissait comme quelqu’un ayant fait ça toute sa vie.
– Suivez moi ! Dit-il en lui saisissant la main.
Ils marchèrent quelques mètres jusqu’à atteindre une grande porte avec un heurtoir de forme circulaire rouge. La porte boisée et vernie rayonnait à travers l’obscurité et une petite lampe s’alluma, projetant l’ombre de deux personnes sur un mur adjacent . L’homme au chapeau-melon posa sa main sur le heurtoir quand elle l’interrompit :
– Vous vivez seul ici ?
– Aussi seul que la nuit. S’exclama t-il en souriant.
Il frappa. La porte s’ouvrit comme si le scénario était déjà prévu depuis des siècles.
Avant de franchir le seuil, elle entendit quelques sifflements dans les coins environnants et des bruits étouffés. Mais elle ne pouvait plus revenir en arrière.
Elle le suivit. Face à elle se dressait un immense porte manteau en fer d’au moins 2 mètres. Il lui fit signe de déposer sa veste et il posa son chapeau-melon. Sa chevelure brune coiffée en brosse laissait transparaître quelqu’un de dur et méthodique, ses yeux à présent pleinement visible étaient semblables à deux pierres en œil de tigre.
La pièce principale était aussi vaste qu’une salle de concert, avec des banquettes en L disposées de chaque côté. Une cheminée encore fumante se trouvait au centre ; divers portraits semblant décrire des hommes d’un autre siècle étaient adossés au mur ; et de nombreuses lampes clignotèrent à leur passage sur la douce moquette.
Ils s’installèrent sur un canapé et n’échangèrent pas un mot pendant plusieurs minutes. Ils s’observaient, s’analysaient telles deux proies pendant que le feu crépitait dans l’âtre.
Ses yeux à elle scintillaient telles deux perles à mesure qu’elle les passa sur tous les tableaux accrochés.
Elle l’interrogea :
– Tous ces gens là, c’est votre famille ?
– Pas exactement non, disons simplement qu’ils sont à leur place. Répondit il mystérieusement en se levant pour aller chercher un verre de vin « J’ai du bon château Laffite, vous allez adorer. »
– Mais je… réagit-elle surprise. Elle entendit ses pas dans une pièce au loin et le bruit de glaçons glissant dans un verre. La voix de l’homme désormais assez lointaine semblait avoir toujours appartenu à cette demeure. Il revint un instant plus tard accompagné de deux verres à pied et d’une boîte à cigares et se rassit sur la banquette.
– Maintenant que je suis-ici qu’est-ce que vous allez me faire ? Fit Anne l’air mi craintif mi nonchalant.
– Vous faire ? Rassurez-vous, rien pour l’instant. Son visage émacié ne laissait rien transparaître, il avait l’air sincère dans ses dires. « Allons, parlez-moi un peu de vous, mais prenez un cigare, ça vous détendra.
Elle prit le le cigare qu’il lui tendait et le plaça entre ses lèvres, elle l’alluma puis répondit naivement :
– Que souhaitez-vous savoir de plus que ce que mon amie a indiqué sur l’annonce ?
– L’annonce, c’est vrai l’annonce j’allais oublier. Il paraissait perdu dans ses pensées et ne fixait que son décolleté. Vous cherchez l’amour, le vrai, le parfait, et c’est tout.
– Et c’est tout fit-elle en hochant la tête.
De la fumée s’échappait de ses lèvres à mesure qu’elle parlait, sa langue tel un nœud se déliait pour laisser place à des mots doux que jamais elle n’aurait imaginé prononcer.
Ils discutaient de tout et de rien mais lui ne se contentait que d’acquiescer. Il ne souhaitait pas rentrer en profondeur, connaître son parfum de glace préféré ou l’âge de son premier amour. Il la dévorait des yeux, Cela ressemblait plus à un besoin qu’une envie.
– Si vous me disiez où vous avez caché le corps de toutes ses femmes. De toute façon je ne sortirai pas d’ici n’est-ce pas ?
– C’est exact. Savez-vous ce qui attire le loup Anne ?
– Je dirais la chair fraîche.
Il n’écouta pas sa réponse :
– C’est le goût du sang Anne. L’animal blessé, la fine fêlure qui traverse un corps, les gouttelettes rouges qu’il laisse dans sa fuite font que le loup le suit à la trace. Et c’est-ce que vous êtes Anne, reprit-il d’un ton plus calme, un animal blessé, une pauvre proie, qui sans le savoir est à la recherche d’un bourreau. Et je suis ce bourreau.
A ces mots une porte grinça à l’étage du dessus.
– Vous n’aviez pas dit être seul ? Fit la femme étonnée.
– On dit bien des choses Anne, certaines sont vrais d’autre fausses. N’êtes-vous pas d’ailleurs vous-même ici par le fait d’une rumeur ? Souhaitiez-vous trouver l’amour ou simplement donner un sens à votre existence pathétique ?
– Je crois que c’est un peu des deux pour être honnête. Fit-elle désemparée. Les yeux de l’homme agissaient comme une boussole sur ses propres intentions.
– Eh bien, reprit-il de manière plus accueillante, je crois que vous êtes au bon endroit.
Il patienta un instant et appuya sur un bouton situé sous l’accoudoir de la banquette. Un bruit sourd provint à nouveau de l’étage et une porte s’ouvrit. Anne n’en revenait pas. Cette fois-ci, c’était les escaliers qui, tels un troupeau de sanglier produisirent un vacarme assourdissant.
– Mais, mais ! Elle avait perdu son air peu commode, elle devenait en l’espace d’un instant une pauvre créature sans défense prête à se faire cueillir par le moindre prédateur.
Des escaliers jaillirent une dizaine de femmes, toutes vêtues de grande et voluptueuse robes pareilles à celles que l’on portait pendant la Renaissance. Le son de leur pas ressemblait à s’y méprendre à un défilé militaire.
– Alors, vous voyez ? Il n’y avait-là pas de quoi s’inquiéter. Fit l’homme l’air plutôt satisfait.
Elle observa leur visage comme si elle observait le sien, leurs pommettes saillantes, leurs bouches entrouvertes, et leurs yeux scintillants tel des diamants leur donnait l’air d’une petite troupe heureuse.
– Ce sont les disparues n’est-ce pas ? Interrogea Anne.
– Disparues Anne ? Qu’est-ce qu’une disparition quand personne ne se souvient de votre existence ? Quand tel une vague qui disparaît votre absence ne se remarque plus ?
Il se leva en direction des femmes et leur fit signe d’ouvrir la bouche
– C’est l’heure Mesdames, allons à la file ! Dit-il d’un air nonchalant.
Elles se disposèrent tel une armée de fantassin, la plus grande à l’extrémité gauche avec ses cheveux roux semblait la plus ravie. De sa poche de veston il sortit une petit tube, en sortit une pastille et leur glissa dans la bouche à chacune. Anne regardait stupéfaite :
– Alors c’est ça que vous faites. Vous les droguez !
– Tout est question de point de vue Anne, répondit-il calmement. Voyez-vous, on pourrait dire que je leur fait oublier leur vie insipide et de ce fait, me prétendre en sauveur… De l’autre, on pourrait également dire que je ne suis qu’un prédateur sexuel prêt à tout pour arriver à ses fins. Je dirais que je suis plutôt quelqu’un qui leur veut du bien. A présent je vais vous demander de bien vouloir vous mettre à la file vous aussi. Un rire machiavélique apparut sur son visage.
De ses yeux et de sa voix, le charme opérait naturellement, comme un oiseau attiré par son nid, elle suivait implacablement ses ordres, paroles divines à son égard.
Elle se plaça dans la file comme si toute sa vie elle avait attendu ce moment, ouvrant sa bouche à une nouvelle vie. Il lui sourit, peut être le seul sourire sincère qu’il lui offrit.
Une heure plus tard, le salon était vide. A l’étage, on entendait des voix féminines se chamailler à propos d’une couverture de Vogue 1986. Unes d’elles demanda :
– Dites, comment vous me trouvez ?
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