les épingles

Mes mains occupées à accrocher des épingles sur de vieux draps, je regardais fixement le ciel, comme si une étoile filante allai finir par le traverser.


C’était un samedi en début de matinée, les premiers rayons du soleil caressaient ma peau, et ma mère préparait une fournée de pancakes dans la cuisine.
Voilà maintenant six mois que mon père était parti, emportant avec lui toute ma joie et mon courage. Disparu, sans message, sans signe, il s’était juste évaporé. On dit que c’est comme ça parfois, les gens partent, on ne sait où, pour un monde plus juste pour certains, pour une vie meilleure pour d’autres Je ne savais pas dans quelle catégorie ranger papa, sûrement dans la deuxième à en juger ma mère.
Quand elle m’appela depuis le fond de la pièce, l’odeur des pancakes vint à mes narines, et j’accourus, instinctivement dans la cuisine. Deux assiettes creuses étaient disposées face à face. Maman était déjà installée, elle enduisait de miel un premier pancake.
« On en aura deux chacun, le reste ce sera pour les nouveaux voisins. » fit-elle
Sa voix était faussement haute, ses mots semblables à une balle que l’on jette contre un mur.
Elle me regardait avec ses yeux creux, elle avalait chaque bouchée, sans même prendre soin d’en connaître le goût.
Le déjeuner se fit dans un silence de mort, et après avoir débarrassé, je retournai au jardin.
Une petite voix sanglotante scinda le sol en deux :
« Prune, on ne peut pas continuer comme ça, il va falloir l’accepter, il doit être mort. »
C’était ma mère qui m’avait suivi de près, elle se tenait juste dans l’embrasure de la baie vitrée.
« Et s’il était simplement parti, vivre dans une autre famille, avec d’autres gens, tu y as déjà pensé à cette idée ? Il s’est peut-être lassé de nous » dis-je en m’exaspérant.
« Quand bien même, on va rester là, à l’attendre ? Comme un de ces monstres sur lesquels on espère tomber une fois dans sa vie ? Sans moi ! »
Elle referma la porte en la claquant d’un coup sec, feignant un énervement, essayant de matérialiser un volcan en éruption. Mais toute tentative était vaine. Nous n’étions plus que de simples collines inertes.
Je m’installai près de notre mare et j’observais mon reflet comme une entité extérieure. Ma peau laiteuse, mes cheveux blonds, rien ne semblait plus m’appartenir, tout semblait appartenir à des temps anciens. Même les crapauds qui habitaient ici, me regardaient avec soupçon.
Le volet d’en haut s’entrouvrit quelque peu, et je vis maman passer sa tête afin de s’assurer que j’aille bien. Son visage humide me fixait.
« Tu devrais pas rester ici, à te morfondre comme ça, monte t’habiller on va aller rendre visite aux nouveaux voisins. »
Je fis un signe de la tête signifiant un oui, et me hâtai de rejoindre ma chambre.
Je n’avais aucune envie de rencontrer ces gens, comme je n’avais aucune envie de quitter la mare, mais quelque chose m’y poussai. Quelque chose de presque irrationnel.

Leur maison était spacieuse, la cuisine était certes plus traditionnelle, mais beaucoup plus chaleureuse que la notre. Un premier garçon me fit visiter les chambres, l’autre m’emmena dans le jardin et s’arrêta un instant tout en me fixant avec ses yeux marrons.
« J’ai appris pour ton papa, je suis désolé, on veillera sur vous ne t’en fais pas »
« Mais qu’est-ce que tu dis ? On ne sait rien sur la disparition de mon père, la seule chose que l’on sait, c’est qu’il y a toujours deux assiettes et que la troisième ne demande qu’à être sortie. » m’exclamai-je
« Enfin pourquoi le prendre sur ce ton, je ne t’ai rien dit de mal, j’essaie juste de te faire ouvrir les yeux moi » Il posa sa main sur mon épaule.
« Moi je suis sûr qu’il est là quelque part, qu’il va revenir un jour avec un grand bouquet de fleur ou une de ces cartes que l’on donne après une longue absence, et tout rentrera dans l’ordre » Je n’y croyais pas mais m’efforçai de le faire.
Le garçon se retira avec son frère, je sentis leur regard plaintif se poser sur moi. J’étais à leur yeux le petit oiseau blessé qu’il fallait absolument aider,
Ils se mirent à chuchoter puis l’un d’eux revint vers moi.
« Tu as déjà essayé les journaux j’imagine, le téléphone, tu t’es rendue sur les lieux qu’il avait l’habitude de fréquenter ? »
« Oui bon-sang, oui ! »
« Alors il ne reste qu’une solution. » firent-ils en concert.
C’est alors que le plus jeune m’entraîna dans sa chambre.
La tapisserie bleue, le globe terrestre sur le bureau, les posters de mars sur le mur, tout portait à croire que c’était la chambre d’un scientifique.
Il me regarda solennellement :

« Il faudrait que tu restes quelques heures de plus. »
« Ça devrait pas poser de problème, on est samedi mais, je peux vous demander pourquoi ? » dis-je
« Ben, si tu souhaites savoir où est ton père. » fit le plus jeune en se grattant la tête.
« Vous voulez-dire que vous allez m’aider à le chercher ? » Mes yeux scintillaient pour la première fois depuis six mois.
« En quelque sorte oui ! » Soupira le plus vieux.

Les heures passèrent et nous restâmes assis sur le tapis, le visage éclairé par les derniers rayons du soleil. Nous n’avions pas cesser de parler, et à mesure que les voix s’étiraient, une bourrasque d’espoir s’était formée en moi. L’image de mon père me revenait peu à peu, je sentais son parfum, l’odeur de musc qu’il avait en rentrant du travail. J’arrivai même à saisir la complexité de son visage et de ses cheveux bruns.
La nuit tomba. Ma mère était sans doute partie, ou en train de faire la conversation. Ça n’avait guère d’importance. L’un des garçons (le plus jeune) fit un signe de tête à son frère, et sortit une petite clé de sa poche. D’un seul geste il l’engouffra dans la serrure d’un coffre placé au fond de la chambre et la tourna prudemment. Il y eut un « clic « et le coffre s’ouvrit. Le garçon souleva délicatement le couvercle et y plongea ses mains. Au bout de quelques secondes, il en sortit un immense tube équipé d’une lunette en verre.
« Mike va me chercher le trépied ! » dit le petit tout en dépoussiérant la machine.
Un peu pataud, Mike fit irruption dans la pièce accompagné du trépied, et me pris la main.
Le plus jeune installa le tube en direction de la lune, et le déposa sur le trépied.
« Tu peux y aller maintenant, regarde ! »
Maladroitement, je me hâtai de poser mon œil sur la lunette du télescope. Pleins d’étoiles scintillaient, le spectacle était magnifique, mais je ne comprenais pas vraiment le but de tout ça.
Plusieurs minutes passèrent et je leur rendis le télescope. Le petit me repoussa légèrement de la main :
« Regarde mieux, oublie l’analyse, regarde simplement. »
Je fixais à nouveau l’espace, la nuit, si ténébreuse et intrigante à la fois. C’est alors que je la vis, cette étoile, au milieu de nulle part, qui paraissait neuve, comme ajoutée dans le ciel après coup. L’odeur de musc, le visage émacié, tout me revint en tête à nouveau.
« Alors ça va mieux ? » me chuchota Mike tout en baissant le télescope.
« Tu pourras venir le voir quand tu le souhaites » fit le plus jeune.

Je descendis les escaliers sur la pointe des pieds et m’engouffrai par la porte d’entrée. J’ouvris le portail menant au jardin et me rendis à l’étendoir. Les volets de maman entrebâillés, j’entendais son souffle, lui aussi apaisé, libre de tout doute. Je regardais fixement le ciel, comme si une étoile filante allai finir par le traverser.

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