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  • la fille qui tournait autour des tableaux

    Je la rencontrai pour la première fois un matin d’octobre. Comme tous les vendredi, j’attendais à l’arrêt de bus, sous une pluie battante, que le car vienne me chercher. Autour de moi, deux types parlaient fort et ça me dérangeait. C’était à base de platitudes sans intérêt telles que :
    – « Ouais t’as vu qui ils ont recruté Tottenham ? » ou encore « La météo de lundi sera meilleure j’en suis sûr ».
    Autant dire que ça plus la pluie, je me demandais pourquoi ne pas être resté sous ma couette aujourd’hui. Enfin si je savais. Je devais me rendre à mon cours d’art plastique avec Mademoiselle Blanchet. C’est le genre de cours soporifique où l’on vous explique qu’Yves Klein peint en bleu parce que « c’est la couleur la plus abstraite » au lieu de simplement admettre qu’Yves Klein aimait le bleu comme on peut par exemple aimer la pluie, le citron ou les matinées sous la couette.
    Je n’aime pas vraiment les pourquoi. Je pense, que comme le dit Gide, il faudrait se débarrasser de l’esprit logique pour apprécier vraiment les choses ; se contenter d’acquiescement, de sourires, de respirations profondes qui veulent parfois dire plus que de simples phrases. Mon bus n’arriva pas, et au lieu de me demander si le chauffeur avait eu un accident (ce qui aurait très bien pu lui arriver vu la quantité d’alcool ingérée) ; je m’éloignai simplement de l’arrêt à pas rapides et décidai de sécher les cours. Je pris le premier bras de rue, une ruelle sombre, éclairée par de petit lampadaires. Les stores des magasins étaient baissés et je cherchai tant bien que mal une occupation pour la matinée. Les gouttes continuaient à tomber et mon k-way en fut trempé. C’est seulement en grimpant une petite rue juste après la boulangerie que la première illumination de la journée arriva. En général quand il pleut, il y a trois choses à faire : -rester sous la couette, aller aux magasins ou encore partir voir un film au cinéma. Enfin ça c’est pour les gens normaux. Pour les étudiants en art, il y a aussi se rendre au musée. Sur ma gauche, je vis une petite affiche avec d’étranges illustrations « Exposition des hélices qui hèlent ». Titre qui ne voulait rien dire certes mais o combien intriguant. Le musée était à trois rues de là, et comme j’avais l’habitude d’y aller assez souvent, je décidai de m’y rendre malgré la pluie. C’était une grande bâtisse rectangulaire avec des piliers en marbre à chaque extrémité et une façade en pierre sableuse.
    Dans le hall d’entrée des dizaines de silhouettes en imperméables défilaient tout en refermant leur parapluie. Je fis de même, m’avançai au guichet et présentai ma carte étudiant. La femme, une brune avec de grand yeux bleus me tendit un ticket à travers la fente dans le plexiglas, et je décelai un petit sourire derrière son masque. La première salle était immense et les murs étaient ornés de peintures bizarres et oniriques ; des tableaux de Dali, de Munch, d’Henry Darger… Je m’assis sur le banc pour les contempler puis une ombre filante vint troubler ma concentration. Ce fut la première fois que je la rencontrai. Pour le moment, je ne lui donnai aucun nom. Ce ne fut qu’après que je décidai de l’appeler « la fille qui tournait autour des tableaux ». Ses longs cheveux, semblables à de fins épis de blés arrachés par une matinée ensoleillée, virevoltaient dans tous les sens à mesure de ses pas, comme une danse rythmée. Elle était petite de taille, mais la musique produite par ses mouvement elle, était grandiloquente. Ce qui la différenciait des autres, c’était sa manière de regarder. La plupart des gens présents dans la salle se tenaient droits, comme des poteaux, face à la peinture, ils restaient longuement à observer chaque couche, et puis au bout d’un moment un homme, souvent le mari disait avec une voix qui semblait dire « regarde comme je suis fort »
    – Cette œuvre là a été exposée pour la première fois à Amsterdam en 1836, c’était bien avant que le peintre devienne incapable de produire quoi que ce soit ; et alors la femme à ses côtés acquiesçait.
    Naïvement, certes, sans se douter que l’information était sûrement fausse. La fille ne faisait rien de tout ça. Ses yeux n’étreignaient pas une partie de la peinture, pas même que ses méninges ne semblaient être actives quand elle posait son regard sur le titre d’un tableau. Elle ne se demandait pas pourquoi, ni quoi, ses yeux virevoltaient simplement. Comme un petit oiseau qui se pose quelque part puis repars aussitôt sans ne jamais y revenir. C’était une danse rudement menée. Au fur et à mesure qu’elle traversa la pièce, mon œil la suivit également. Je me demandai pourquoi. Pourquoi est-ce qu’elle tournait sans cesse et jamais ne s’arrêtait ? N’avait-elle pas envie de prendre un peu de repos sur le banc ? N’avait-elle pas le désir d’en savoir un peu plus sur ces peintres ? Leurs vies ; leurs motivations ; leur techniques de travail ? Même quand elle s’arrêtait pour contempler une œuvre, elle était toujours en mouvement ; un bras qui se dérobe, une main qui gratte la poche de sa veste pour en sortir un stylo, ses orteils qu’on pouvait deviner frémissants à travers ses chaussures. Rien ne cessait. Et c’était peut être le plus fascinant.
    Je sortis un carnet de mon sac à dos, et restai figé sur le banc pendant de longues minutes. Je griffonnai quelques anecdotes sur les peintures et quelques impressions me venant subitement : «étrange, onirique, j’adore la manière dont la nuit est représentée ici, et ce rouge je ne l’ai jamais vu auparavant ». A vrai dire, mon esprit était plutôt focalisé autre part, mais par simple esprit de conscience, il me semblait nécessaire de noter ça, au moins pour aider mes collègues en cours d’arts plastique et dire en séchant les cours, j’ai tiré quelque chose de cette journée. Puis devant trouver un titre à cette entrée de mon journal, je me décidai à l’appeler « la fille qui tournait autour des tableaux ». J’eus très envie d’aller lui parler, de m’approcher d’elle, juste pour voir ce que ça faisait. Je ne lui aurais pas demandé son nom, simplement la question qui me brûlait les lèvres c’était « pourquoi ». Et en tant que fin connaisseur des situations qui terminaient mal, je savais très bien que un « pourquoi » donne forcément lieu à un parce que, et un parce que brise forcément le charme. Je levai les yeux de mon carnet de temps à autres, voir si elle était toujours en train d’effectuer sa petite ritournelle ; elle l’était. Ce ne fut qu’au moment de le fermer que je la vis prendre une autre démarche. Son casque sur les oreilles et sa robe prirent alors une allure d’armure. Elle cessa peu à peu à sa danse et je la vis petit à petit disparaître de mon champ de vision, comme un avion qui n’est plus qu’un point dans le ciel quelques minutes après le décollage. J’entendis le bruit des portiques et la belle brune à l’entrée dire :
    – Aurevoir, merci de votre visite, faites attention à la pluie quand même.
    Les portes coulissantes s’ouvrèrent et le son des gouttes s’écrasant sur le sol vint à nouveau percuter mon oreille. Ce fut la dernière fois que je vis la fille qui tournait autour des tableaux.
    Aujourd’hui encore il m’arrive les jours de pluie de me rendre dans le même musée. Je m’assois sur le même banc mais je ne contemple pas les mêmes œuvres, je sors mon carnet et je griffonne quelques remarques sans importance ; une appréciation sur le geste du peintre, sur son courant et les raisons qui l’ont menées là. Il m’arrive de croiser d’autres filles qui entament vainement leur démarche, elles regardent les tableaux tout en s’assurant qu’on les regarde elles. Mais rien de tout ça n’égale ce que j’ai vu ce fameux lundi 12 octobre. Plus j’y réfléchis, plus je me dis qu’à ce moment j’aurais simplement du me joindre à elle et lui demander qu’elle m’apprenne à tourner ainsi.